Le 1er février de l’année dernière, nous étions reçus à la préfecture pour plaider une troisième fois le cas de Joseph. Sous le portrait de Jean Moulin, nous étions reçus par M. Viseur (chef de cabinet du préfet) et Mme Lambert (directrice de la réglementation). Avec une froideur qui nous a glacé le sang, M. Viseur nous a annoncé que bien sûr nous ne serions pas avertis si la préfecture prenait la décision d’expulser Joseph ; il mettait fin ainsi à la trêve qui nous avait été signifiée par Mme Lambert 4 mois plus tôt lorsqu’elle nous avait annoncé le réexamen du dossier de Joseph.
Lorsque nous lui avons remis plus d’un millier de nouvelles signatures pour sa régularisation, portant ainsi le total à plus de 5000, M. Viseur nous a dit, avec un cynisme rare, « la pression citoyenne est digne ».
Cynisme car au moment où nous étions reçus, la machine à expulser était déjà en route : le préfet avait dû consulter son maître Sarkozy qui avait répondu « expulsez », le billet d’avion pour le Libéria via Bruxelles était déjà réservé, l’arrestation était planifiée.
Nous avions eu peur ce jour là et, l’après-midi, lorsque nous manifestions ici même à l’appel du Réseau Education Sans Frontières, nous avions conseillé à Joseph de ne pas venir.
Une semaine plus tard exactement, le 8, le jour même où nous avions annoncé la constitution du RESF du Doubs, nous apprenions la rafle de Joseph. Des policiers de la PAF en civil, à bord d’une voiture banalisée, l’attendaient tranquillement à côté du domicile de René, son ami, qui l'hébergeait grâcieusement. Ils savaient qu’il allait bientôt sortir pour se rendre à la fac.
Joseph, être fondamentalement doux et calme, n’a pas émis la moindre protestation. Il est monté. On lui a pris son téléphone portable et on s’est bien gardé de l’informer de son droit à passer un appel. Les personnes en cours d'expulsion parviennent souvent à garder le contact avec le monde extérieur via leur téléphone portable, comme Mme Raba lors des 3 semaines de rétention que sa famille a endurées. Joseph ne savait pas qu'il en avait la possibilité.
Direction Pontarlier puis le Mesnil-Amelot, centre de rétention administrative, cette prison qui n'ose pas dire son nom toute proche des pistes de l'aéroport de Roissy. Bruit incessant des avions qui décollent et aterrissent, appels au micro, barbelés, barreaux, enfermement, mépris et brimades. On dit à Joseph qu'il comparaîtra au tribunal d'instance dans 5 jours mais on ne lui dit pas que son expulsion peut survenir à tout moment.
Dans la nuit du 9 au 10, on le réveille, on le fait attendre. À 8h00 il est placé, comme les Raba, dans un petit avion privé spécialement affrêté pour lui, direction Bruxelles. Vers midi, il nous téléphone de l'aéroport. On ne lui a toujours pas rendu son portable mais un autre expulsé lui prête le sien. Il nous dit « Je pars, merci pour tout ce que vous avez fait pour moi, je ne vous oublierai pas ». Il cherche à nous rassurer, nous demande de ne pas nous en faire pour lui.
Puis on le fait monter dans un avion de ligne de la compagnie SN Brussels Airline (autrefois la Sabena, célèbre pour la mort de Semira Adamu, étouffée par la gendarmerie belge lors de son expulsion en 1998). Joseph comprend qu'il ne doit pas se rebiffer, qu'il ne doit pas se faire remarquer car la France n'est pas fière de ce qu'elle fait. Il comprend que s'il proteste, il va souffrir, comme Shpresa Raba lors de la première tentative d'expulsion. Joseph ne se rebiffe pas.
Joseph a été expulsé avec pour tout bagage, les seuls vêtements qu'il avait sur le dos. Quelquefois, lorsque la police vient chercher les gens à leur domicile, on leur permet de mettre quelques affaires dans une valise. Mais toujours, il y a cette spoliation : les personnes jugées comme « n'ayant plus leur place sur le territoire français » (selon les termes mêmes de la préfecture) doivent laisser derrière elles les quelques biens, les quelques souvenirs qu'elles ont pu amasser en France.
Joseph a laissé en France ses vêtements, ses cours de la fac, ses papiers et documents personnels. Sans sa licence de l'Université de Monrovia, par exemple, il a eu beaucoup de mal à chercher un emploi dans l'enseignement.
Nous, ses amis, son comité de soutien, lui avons expédié les documents dont il avait besoin. L'Etat français ne se soucie pas du devenir des êtres humains dont il se débarasse de cette manière. Le préfet Lamy se soucie-t-il de ce qu'est devenue la famille Sadoyan, coupée en deux et renvoyée, l'été dernier, dans un pays où sa minorité ethnique est menacée et dont plus personne n'a jamais eu de nouvelles? Non, il ne s'en soucie pas. Se soucie-t-il du devenir de la famille Raba, incapable de se réinsérer dans un Kosovo irrémédiablement changé par la guerre? Se soucie-t-il de ces enfants qui ne connaissent pas l'albanais, qui ne connaissent que la France et leur ville de Gray? Non, il ne s'en soucie pas. Le préfet Rébière se soucie-t-il de ce que devient Joseph? Non, il ne s'en soucie pas.
Il y a une semaine exactement, Suzilène Monteiro, lycéenne des Hauts-de-Seine expulsée en septembre vers le Cap Vert à bord d'un avion spécial, comme les Raba, est revenue munie d'un visa long séjour pour études. Ce retour est incontestablement une victoire du Réseau Education Sans Frontières qui s'est mobilisé pour elle et cette victoire nous fait chaud au coeur.
Mais voilà que le candidat-ministre Nicolas Sarkozy se répand dans la presse maintenant pour dire qu'il faut respecter les règles: « Suzilène a été reconduite à la frontière car elle était en situation illégale, Mais, depuis, elle a déposé une demande de visa long séjour et pu obtenir un visa étudiant » disait-il dans le Monde. Pourtant, Suzilène ne serait pas revenue si Sarkozy ne s'était pas occupé personnellement de son dossier. On notera ici que la plus grande confusion semble régner au sommet de l'Etat puisqu'il est désormais officiel que les services diplomatiques à l'étranger reçoivent leurs ordres du Ministère de l'Intérieur et non du Ministère des Affaires Etrangères.
Nous posons donc la question: pourquoi Suzilène et pourquoi pas Jeff Babatunde Shittu, expulsé cet été vers le Nigéria et dont la demande de visa pour études a été rejetée alors que son dossier était complet et qu'il bénéficiait même d'une promesse d'embauche de la Mairie du XI° arrondissement? Pourquoi pas Oumar Diallo, Malien de Cholet (Seine Maritime), expulsé peu de temps avant Joseph, laissant derrière lui sa femme et son fils, qui a suivi srupuleusement les consignes du Consul Général de France à Bamako et qui n'a pas obtenu son visa? Pourquoi pas Estelle Yapi, qui n'a pas été expulsée, qui est retournée en Côte d'Ivoire cet été sur les conseils mêmes de la Préfecture du Nord, pour y demander son visa et qui ne l'a pas obtenu?
Pourquoi pas la famille Raba? Pourquoi pas Joseph? Joseph a déposé une demande d'inscription en FLE à l'Université de Franche-Comté qui l'a validée. Nous l'avons aidé à constituer un dossier. Nous avons lancé un appel à soutien financier qui a largement été entendu. Des dons ont afflué de toute la France et même de l'étranger (un généreux donateur qui tient à rester anonyme nous a envoyé, d'Ecosse, la somme de 500 euros). Le compte de Joseph a été approvisionné, nous avons pu collecter la somme suffisante pour qu'il aille déposer personnellement sa demande de visa à Abidjan, dans le pays voisin de la Côte d'Ivoire.
Comme vous le savez tous, sa demande de visa a été rejetée sans qu'aucune raison lui ait été notifiée. Toutes les demandes d'explications envoyées au gouvernement et au Consul par des centaines de personnes dans toute la France sont restées sans réponse.
Malgré ce rejet et tout cet arbitraire qu'il n'a jamais pu comprendre provenant d'un grand pays soi-disant démocratique comme la France, Joseph a gardé un amour immodéré pour le français. Il est actuellement sans emploi mais espère retrouver bientôt quelques heures d'enseignement du français à l'université et à l'Alliance française de Monrovia. Il souhaite toujours, bien sûr, revenir étudier le françaisà Besançon dans l'espoir de trouver ensuite un poste convenable à l'Université de Monrovia.
Le 10 février 2006, Joseph, notre étudiant, notre camarade, notre ami, notre frère, nous a été arraché. Nous avons tous été profondément meurtris par cette acte arbitraire et expéditif. Ce jour-là, le préfet a violenté toute la communauté universitaire de Franche-Comté, a choqué une large partie de la population de la région et au-delà. Il a semé l'effroi dans le cœur de tous les étudiants étrangers et de leurs camarades français.
N'en déplaise à certains, nous sommes toujours indignés et inquiets de savoir que la République française puisse se livrer à des agissements d’une telle brutalité et montrer un tel dédain envers les droits de la personne humaine.
Nous n'oublions pas.
Nous n'oublions pas Joseph.
Besançon, 10 février 2007